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Le cas étrange et tragique de l’homme semence soviétique (Partie 4)

Cet article est le quatrième et dernier d’une série de billets dans lesquels j’explore l’histoire fascinante et tragique de la première banque de semences au monde et de son créateur héroïque. Je remercie le lecteur Michel Leblanc d’avoir partagé cette histoire avec moi et Jocelyne Lavigne pour son aide dans la traduction française.

Réhabilitation posthume

Aujourd’hui, Vavilov est vénéré comme un héros en Russie, du moins par la plupart des gens. Malgré ses hauts et ses bas, son bureau existe toujours, rebaptisé Institut panrusse de recherche scientifique sur les ressources phytogénétiques N.I. Vavilov (VIR en russe).. Des scientifiques du monde entier ont adopté la vision de Vavilov selon laquelle la biodiversité génétique est la clé d’un avenir alimentaire sain. Cette vision a mené à la création de réserves agricoles encore plus importantes et plus sophistiquées, telles que la chambre forte de semences dite “de l’apocalypse” à Svalbard, en Norvège. Le VIR a fait don de semences et d’autres spécimens à Svalbard, dont beaucoup remontent probablement aux premiers voyages de collecte de Vavilov.

Premier timbre de l’URSS en l’honneur de N.I. Vavilov en 1977. Source – Wikipédia

Suite de l’histoire

La passion qui a animé les scientifiques du Bureau de Vavilov pendant le siège de Leningrad perdure aujourd’hui. L’une des expéditions de collecte de semences les plus productives et les plus passionnantes de Vavilov l’a conduit en 1929 en Asie centrale et sur le territoire occupé aujourd’hui par le Kazakhstan. Dans les terres biodiversifiées autour d’Alma Ata et des contreforts des monts Tien Shan, il a découvert la plus riche concentration d’arbres fruitiers au monde, notamment des pruniers, des pêchers et des abricotiers, mais surtout des pommiers à profusion. Rétrospectivement, cette découverte confirme sa théorie sur l’origine des espèces cultivées.

Abondance sauvage dans les monts Tian Shan. Source – La patrie des pommes (en anglais).

La station expérimentale de Pavlovsk

Une grande partie des graines récoltées par Vavilov au cours de cette expédition de 1929 ont été plantées et cultivées à la station expérimentale de Pavlovsk, située juste au sud de Leningrad, aujourd’hui Saint-Pétersbourg.

Lorsque les nazis ont envahi l’URSS et que les lignes de front de la guerre se sont rapprochées de Pavlovsk, les collègues, assistants et étudiants de Vavilov ont transféré la plus grande partie possible de la collection de la station de Pavlovsk dans les sous-sols de l’Institut de l’industrie végétale, au centre de Leningrad. C’est là qu’ils ont sauvegardé les collections au long du siège.

Le président russe Dmitry Medvedev a  ordonné la tenue d’une enquête immédiate sur le projet de transformation de la station de recherche de Pavlovsk en habitations privées. Photo de Frans  Lanting/Corbis. Extrait d’un article de Fred Pearce, paru en anglais dans The Guardian (Royaume-Uni).

Ironiquement, après avoir survécu aux nazis, à la Seconde Guerre mondiale et à la chute de son créateur, la station expérimentale de Pavlovsk est tombée en ruine avec la chute de l’empire soviétique. Au début des années 2000, elle a failli devenir la proie de promoteurs immobiliers. Une campagne internationale passionnée sur Twitter a permis au président russe de l’époque, Dmitry Medvedev, de suspendre l’exécution du projet. Selon une brève entrée dans Wikipédia, en avril 2012, le gouvernement russe a pris des mesures officielles pour préserver cet important dépôt génétique et empêcher que les terres ne soient cédées à des intérêts privés en vue d’un développement.

La passion pour la protection de ce précieux héritage vient de son caractère unique. Plus de 90 % des plantes ne se trouvent dans aucune autre collection de recherche ni banque de semences. On pense que ses graines et ses baies possèdent des caractéristiques qui pourraient être cruciales pour maintenir des récoltes fruitières productives dans de nombreuses régions du monde, alors que le changement climatique et une vague croissante de maladies, de parasites et de sécheresse affaiblissent les variétés que les agriculteurs cultivent aujourd’hui. Selon les militants de la station, plus de 5 000 variétés de graines et de baies provenant de dizaines de pays, dont plus de 100 variétés de groseilles à maquereau et de framboises, sont en jeu. Les recherches effectuées sur Google pour trouver des informations relatives à la station de Pavlovsk n’ont donné aucun résultat nouveau.

Sur l’ancienne ferme de Melchior Philibert à Charly, la Ferme Melchior en France effectue des travaux de recherche avec des semences alimentaires collectées par Vavilov.

L’héritage

Les banques de semences du monde entier continuent de bénéficier des collections de Vavilov. En France, l’antenne lyonnaise du conservatoire de semences Vavilov a été financée par l’Union européenne pour cultiver un millier de fruits, une centaine de variétés de légumes, de céréales et d’herbes aromatiques, dont certaines ont près de cinq siècles. Plus de 300 variétés lyonnaises, rarement cultivées aujourd’hui, ont été découvertes dans la banque de semences Vavilov de Saint-Pétersbourg et reviendront ainsi à la vie.

Alors que l’agriculture moderne et marchandisée continue d’être menacée par le changement climatique, les semences que Vavilov a collectées et que son personnel a sauvegardées pourraient bien être la clé de notre sécurité alimentaire future.

La liste de ressources ci-dessous fournit de plus amples informations. La version anglaise de ce billet est disponible ici.

Références

  1. Nikolai Vavilov
  2. The Tragedy of the World’s First SeedBank
  3. Nikolai Ivanovic Vavilov (1887-1943)
  4. The tragic tale of Nikolai Vavilov
  5. The Seeds of Life — Nikolai Ivanovich Vavilov and the Fight for the Centers of Origins of Plant Diversity and Food Security
  6. Vavilov Institute of Plant Industry
  7. Institute of Plant Industry
  8. Federal Research Center, N. I. Vavilov All-Russian Institute of Plant Genetic Resources (VIR), Ministry of science and higher education
  9. The Development of Botany in the Soviet Union by Slavomil Hejný
  10. Russian famine of 1921–1922
  11. The Law of Homologous Series in Variation by Professor N. I. Vavilov, Director of the Bureau of Applied Botany and Plant Breeding, Petrograd, Russia.
  12. Homologous Series, Law of
  13. Revisiting N.I. Vavilov’s “The Law of Homologous Series in Variation” (1922)
  14. Vavilov : Une banque de semences à Lyon pour préserver la biodiversité
  15. Beyond the Gardens: Millennium Seed Bank Partnership
  16. Impact: science et société, UNESCO Bibliothèque Numérique, pages 141 à 149
  17. Pavlovsk Experimental Station
  18. In Situ: The Priceless Plants of the Pavlovsk Experimental Station
  19. Seed banks: saving for the future
  20. Russia’s Vavilov institute, guardian of world’s lost plants
  21. CRBA L’institut Vavilov
  22. Russie : Campagne pour sauver la station expérimentale de Pavlovsk
  23. Une collection de 5000 variétés de petits fruits menacée de disparition en Russie à l’Institut Vavilov !
  24. Une oasis de la biodiversité menacée par les pelles mécaniques
  25. Russia launches inquiry into Pavlovsk seed bank after Twitter campaign
  26. Les végétaux du futur poussent à Charly
  27. In Situ: The Priceless Plants of the Pavlovsk Experimental Station
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Le cas étrange et tragique de l’homme semence soviétique (3ème partie)

Ce billet est le troisième d’une série dans laquelle j’explore l’histoire fascinante et tragique de la première banque de semences au monde et de son créateur héroïque. Je remercie le lecteur Michel Leblanc d’avoir partagé cette histoire avec moi, ainsi que Jocelyne Lavigne pour son aide dans la traduction française.

Près de 3 millions de personnes ont été prises au piège dans Leningrad pendant le siège. Seules 800 000 ont survécu. Tiré de TASS/Getty Images.

Le siège de Leningrad

Pendant ce temps, la situation était sombre au Bureau de Vavilov. En juin 1941, l’Allemagne nazie envahissa l’Union soviétique. Leningrad était l’une des principales cibles des Allemands, en partie à cause du Bureau de Vavilov. Les scientifiques nazis appréciaient le pouvoir de la génétique  à l’excès (Ils ont essentiellement commis l’erreur inverse de celle de Lysenko en soutenant que l’éducation et l’environnement ne comptaient pas et que les gènes seuls déterminaient notre destin.) Les nazis savaient que Vavilov avait rassemblé un trésor inestimable de richesses agricoles et ils voulaient s’en emparer!

Imaginez le moral du Bureau de Vavilov. Leur patron avait disparu et leur propre gouvernement les avait diabolisés et traités de traîtres pour leurs recherches. Alors que les nazis avançaient sur Leningrad, désireux de voler le travail de toute une vie, qui ne désespérerait pas ?

Les choses ont ensuite empiré. Le siège de Leningrad a duré  872 jours. Au lieu d’obus et des canons, l’arme principale des nazis a été la famine;  ce que Vavilov avait cherché à prévenir presque toute sa vie. Les nazis  ont tenté d’affamer les Russes pour qu’ils se soumettent.

Illustration par J. S. Lawson de poires sauvages collectées en Asie centrale, l’un des six panneaux que Vavilov a remis au pomologue Richard Wellington lors du Congrès international de génétique en 1932. Tiré de Biodiversity Heritage Library.

Les réserves diminuant, les habitants de Leningrad se sont mis à chasser les chiens et les chats; ils en furent réduits à manger du rouge à lèvres, des chapeaux de cuir et des manteaux de fourrure.

La seule nourriture de toute la ville se trouvait à l’intérieur du Bureau. Mais, chose incroyable, les scientifiques n’ont jamais puisé dans leurs réserves pour apaiser leur faim. Ils mouraient de faim alors qu’ils étaient entourés de nourriture – ils travaillaient avec de la nourriture, pensaient à la nourriture, touchaient de la nourriture tous les jours. Pourtant, aucun d’entre eux n’a jamais porté une bouchée à ses lèvres. Comme l’un d’entre eux l’a dit plus tard, « il était difficile de marcher. Il était insupportablement difficile de se lever le matin, [même] de bouger les mains et les pieds […] mais il n’était pas le moins du monde difficile de s’abstenir de manger la collecte. » Il ne s’agissait pas non plus d’une simple rhétorique. Un scientifique émacié est même mort à son bureau, un paquet de cacahuètes nutritives à la main.

Comment pouvaient-ils résister à une telle tentation ? Tout d’abord, ils pensaient au monde après la guerre. Ils savaient qu’ils pourraient aider les nations à se relever et à nourrir leur population, en particulier dans les endroits où les récoltes avaient été anéanties. Ils ont également envisagé l’histoire de l’humanité dans son ensemble. Depuis que les premiers agriculteurs ont planté des graines il y a environ 10 000 ans, il y a eu une chaîne ininterrompue de cultures à travers le temps. Les scientifiques du Bureau de Vavilov se considéraient comme les gardiens de cet héritage, sans doute le plus important de l’humanité. Manger les graines aurait été l’équivalent d’une rupture de cette chaîne.

Les scientifiques ont donc attendu, et ils sont morts l’un après l’autre. Un scientifique du riz, un scientifique de la pomme de terre, le scientifique de l’arachide qui tenait ce paquet, et six autres. Au total, 700 000 personnes sont mortes de faim à Leningrad pendant les 872 jours du siège. Mais il est difficile de trouver une mort plus poignante que celle de ces neuf scientifiques de l’alimentation.

Alors que les Américains connaissent une ou deux variétés de cacahuètes, les agriculteurs d’autres régions du monde ont pu développer des centaines de variétés grâce à la capacité naturelle de la cacahuète à mélanger ses deux sous-génomes distincts pour produire de nouvelles caractéristiques. Voici quelques-unes des arachides cultivées par le peuple Caiabí, qui vit sur l’île de Ilha Grande, dans le Mato Grosso, au Brésil. L’arachide est très importante pour eux et ils en cultivent diverses sortes, chacune ayant son utilisation, son nom et son histoire. (Photos de Fábio de Oliveira Freitas). Extrait d’un article paru sur UGA Today, University of Georgia.

L’histoire se poursuit dans notre prochain billet. En attendant, vous trouverez ci-dessous une liste de références pour une lecture plus approfondie. La version anglaise de ce billet se trouve ici.

Références

  1. Nikolai Vavilov
  2. The Tragedy of the World’s First SeedBank
  3. Nikolai Ivanovic Vavilov (1887-1943)
  4. The tragic tale of Nikolai Vavilov
  5. The Seeds of Life — Nikolai Ivanovich Vavilov and the Fight for the Centers of Origins of Plant Diversity and Food Security
  6. Vavilov Institute of Plant Industry
  7. Institute of Plant Industry
  8. Federal Research Center, N. I. Vavilov All-Russian Institute of Plant Genetic Resources (VIR), Ministry of science and higher education
  9. The Development of Botany in the Soviet Union by Slavomil Hejný
  10. Russian famine of 1921–1922
  11. The Law of Homologous Series in Variation by Professor N. I. Vavilov, Director of the Bureau of Applied Botany and Plant Breeding, Petrograd, Russia.
  12. Homologous Series, Law of
  13. Revisiting N.I. Vavilov’s “The Law of Homologous Series in Variation” (1922)
  14. Vavilov : Une banque de semences à Lyon pour préserver la biodiversité
  15. Beyond the Gardens: Millennium Seed Bank Partnership
  16. Impact: science et société, UNESCO Bibliothèque Numérique, pages 141 à 149
  17. Pavlovsk Experimental Station
  18. In Situ: The Priceless Plants of the Pavlovsk Experimental Station
  19. Seed banks: saving for the future
  20. Russia’s Vavilov institute, guardian of world’s lost plants
  21. CRBA L’institut Vavilov
  22. Russie : Campagne pour sauver la station expérimentale de Pavlovsk
  23. Une collection de 5000 variétés de petits fruits menacée de disparition en Russie à l’Institut Vavilov !
  24. Une oasis de la biodiversité menacée par les pelles mécaniques
  25. Russia launches inquiry into Pavlovsk seed bank after Twitter campaign
  26. Les végétaux du futur poussent à Charly
  27. In Situ: The Priceless Plants of the Pavlovsk Experimental Station