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Le cas étrange et tragique du semencier soviétique (partie 2)

Ce billet est le deuxième d’une série dans laquelle j’explore l’histoire fascinante et tragique de la première banque de semences au monde et de son créateur héroïque. Je remercie le lecteur Michel Leblanc d’avoir partagé cette histoire avec moi et Jocelyne Lavigne pour son aide dans la traduction française.

La diversité du blé en Azerbaïdjan. D’après un article de 2012 de l’auteur principal A. Aliyeva, DOI : 10.5829/idosi.aejaes.2012.12.10.6680.

Théories sur la diversité génétique

Au cours de ses expéditions, Vavilov a élaboré plusieurs théories importantes. La première s’intitule « La loi des séries homologues dans la variation ». S’exprimant lors du 3e congrès russe pour l’amélioration des plantes à Saratov, Vavilov s’est inspiré des travaux de Mendel et de Quetelet pour proposer que les espèces et les souches qui sont étroitement liés se caractérisent par une variabilité génétique comportant des séries homologues similaires. Par exemple, si les têtes de graines d’une espèce de blé présentent des ramifications et des épillets, on peut raisonnablement s’attendre à des traits similaires chez des espèces de céréales apparentées, comme le seigle. L’article qu’il a publié à ce sujet en 1922 a affiné cette théorie en deux parties : (a) des traits morphologiques similaires apparaissent dans différents groupes de plantes ; et (b) l’ensemble des traits constitue une série qui est propre à une variété particulière de plante.

Cette loi est toujours extrêmement importante pour la sélection des plantes et des animaux. En sachant que des traits génétiques et morphologiques similaires se trouvent chez des espèces apparentées, les sélectionneurs peuvent affiner la recherche  de traits et des variantes souhaités.

Diversité du maïs dans le bureau de Vavilov. Photo de Luigi Guarino, sous licence Creative Commons Attribution 2.0 Generic.

Centres d’origine des plantes cultivées

À partir de 1926, Vavilov a formalisé ses observations sur l’origine des plantes. Il a proposé que les zones présentant la plus grande diversité d’une variété végétale et de ses parents sauvages indiquent les endroits où les humains ont commencé à cultiver ces plantes. Selon Vavilov, ces zones de première culture représentent les centres d’origine évolutive de certaines variétés de plantes. Le centre d’origine d’une variété particulière de blé, par exemple, serait l’endroit où existerait une diversité de parents génétiques – notamment des parents sauvages non domestiqués de cette variété. Contrairement aux théories précédentes sur ce sujet, Vavilov a utilisé des traits, tel le nombre de chromosomes dans les cellules des organismes d’une même espèce, pour caractériser et catégoriser la diversité génétique au sein des espèces.

De WAMU 88.5, radio de l’université américaine : “Une carte de l’origine de vos aliments pourrait vous surprendre“.

Au départ, Vavilov a reconnu cinq centres d’origine (Asie du Sud-Ouest, Asie du Sud-Est, côte méditerranéenne, Amérique du Sud et Mexique), ainsi que plusieurs sous-centres. Par la suite, il a modifié sa théorie pour la transformer en sept centres d’origine primaires. Sa théorie a eu peu d’influence jusqu’à ce qu’elle soit traduite en anglais après la Seconde Guerre mondiale. Depuis lors, elle continué continue à influencer à la fois les spécialistes de l’agriculture et les personnes qui s’intéressent aux origines génétiques des plantes.

L’un des ouvrages les plus cités de Vavilov est intitulé The Origin, Variation, Immunity and Breeding of Cultivated Plants (Origine, variation, immunité et sélection des plantes cultivées), publié posthumément en anglais en 1951. Dans cet ouvrage, Vavilov soutient que la diversité des variétés végétales n’est pas uniformément répartie dans le monde et que les centres d’origine d’une espèce contiennent la plus grande diversité génétique liée à la variété d’origine. Cette théorie est aujourd’hui largement acceptée. Par exemple, Bryan Sykes s’est largement inspiré de cette théorie pour son best-seller « The Seven Daughters of Eve », qui explore l’ascendance génétique humaine.

La chute

Trofim Lysenko, 1938. Wikimedia Commons

En 1927, Trofim Denisovich Lysenko, un rival public de Vavilov, a été reconnu dans le journal national pour ses compétences en matière de sélection végétale. Vavilov a suivi les travaux de Lysenko, mais s’est vite rendu compte que ce dernier n’avait pas reçu une éducation scientifique formelle et qu’il ne connaissait pas les concepts génétiques modernes. Lysenko insistait sur le fait que si un organisme acquiert un nouveau caractère au cours de sa vie, cette qualité peut se transmettre directement à ses descendants. Si nous avons aujourd’hui une vision plus nuancée de l’héritabilité épigénétique, le point de vue de Lysenko n’était pas du tout nuancé et allait à l’encontre de la théorie darwinienne orthodoxe.  Celui-ci a envoyé des milliards de plants de blé « contre-révolutionnaires » afin de les  « rééduquer » en Sibérie. (Citation tirée de Homo Deus de Yuval Noah Harari, page 433.) Malheureusement, les plants de blé ont résisté à la rééducation, mais pas au froid. Ils sont morts pour la plupart et l’Union soviétique a été contrainte d’importer des quantités de plus en plus importantes de blé.

(En effet, un généticien allemand du XIXe siècle, August Weismann, a définitivement prouvé que les traits acquis ne deviennent pas héréditaires. Il a coupé la queue de 901 souris et de leur progéniture pendant cinq générations. Comme il l’avait prédit, aucune des générations successives n’est née sans queue, ni même avec une queue plus courte).

En dépit de ses balivernes scientifiques, les opinions de Lysenko ont trouvé faveur au sein des hauts rangs soviétiques car elles s’accordaient parfaitement avec les principes éducatifs communistes. L’un des grands principes de la théorie soviétique était que l’éducation triompherait toujours de la nature (génétique). Lysenko a fini par user de son influence pour devenir le chef de l’agriculture soviétique. Il a alors fait pression pour que la recherche et l’enseignement de la génétique soient interdits en Union soviétique. Il a déclaré que toute personne ne renonçant pas à cette science serait arrêtée et jetée en prison.

La photo d’identité judiciaire de Vavilov. Le Commissariat du peuple aux affaires intérieures (Народный комиссариат внутренних дел), abrégé NKVD (НКВД) – Archives centrales du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (Moscou) (Центральный архив ФСБ РФ (Москва)) Institut de l’industrie végétale (Всероссийский институт растениеводства имени Н. И. Вавилова) Photo officielle tirée du dossier de l’enquête.

Déjà soupçonné pour ses origines bourgeoises, un jour en 1940, alors qu’il collectait des graines en Ukraine, des agents de la sécurité soviétique ont arrêté Vavilov et l’ont emmené au goulag. Même sa femme et ses enfants ne savaient pas exactement où il se retrouvait. Cette arrestation a fait trembler ses collègues du Bureau de botanique appliquée.

Les interrogateurs du goulag ont soumis Vavilov à des interrogatoires sans pitié, souvent pendant 12 heures d’affilée. Ils étaient déterminés à lui faire avouer le « crime » de ne pas conformer sa science à leur politique. Mais comme l’a souligné un historien, « Vavilov, contrairement à Galilée […], a refusé de répudier sa science. »

Furieux, les administrateurs du goulag ont tenté d’affamer Vavilov pour qu’il se soumette. Jour après jour, ils ne lui ont donné que de la purée de chou et de la farine moisie. L’homme qui avait goûté aux pommes sauvages du Kazakhstan, à l’orge sauvage d’Éthiopie et aux pommes de terre sauvages du Chili en était réduit à manger de très petites quantités de bouillie sans saveur. Ses muscles dépérissaient, ses joues s’affaissaient, des furoncles apparaissaient sur sa peau. Ayant travaillé pendant des décennies pour mettre fin à la famine, Vavilov alui-même succombé à la famine en janvier 1943 à l’âge de  55 ans.

L’histoire se poursuit dans notre prochain billet. En attendant, vous trouverez ci-dessous une liste de références pour une lecture plus approfondie. La version anglaise de ce billet se trouve ici.

Références

  1. Nikolai Vavilov
  2. The Tragedy of the World’s First SeedBank
  3. Nikolai Ivanovic Vavilov (1887-1943)
  4. The tragic tale of Nikolai Vavilov
  5. The Seeds of Life — Nikolai Ivanovich Vavilov and the Fight for the Centers of Origins of Plant Diversity and Food Security
  6. Vavilov Institute of Plant Industry
  7. Institute of Plant Industry
  8. Federal Research Center, N. I. Vavilov All-Russian Institute of Plant Genetic Resources (VIR), Ministry of science and higher education
  9. The Development of Botany in the Soviet Union by Slavomil Hejný
  10. Russian famine of 1921–1922
  11. The Law of Homologous Series in Variation by Professor N. I. Vavilov, Director of the Bureau of Applied Botany and Plant Breeding, Petrograd, Russia.
  12. Homologous Series, Law of
  13. Revisiting N.I. Vavilov’s “The Law of Homologous Series in Variation” (1922)
  14. Vavilov : Une banque de semences à Lyon pour préserver la biodiversité
  15. Beyond the Gardens: Millennium Seed Bank Partnership
  16. Impact: science et société, UNESCO Bibliothèque Numérique, pages 141 à 149
  17. Pavlovsk Experimental Station
  18. In Situ: The Priceless Plants of the Pavlovsk Experimental Station
  19. Seed banks: saving for the future
  20. Russia’s Vavilov institute, guardian of world’s lost plants
  21. CRBA L’institut Vavilov
  22. Russie : Campagne pour sauver la station expérimentale de Pavlovsk
  23. Une collection de 5000 variétés de petits fruits menacée de disparition en Russie à l’Institut Vavilov !
  24. Une oasis de la biodiversité menacée par les pelles mécaniques
  25. Russia launches inquiry into Pavlovsk seed bank after Twitter campaign
  26. Les végétaux du futur poussent à Charly
  27. In Situ: The Priceless Plants of the Pavlovsk Experimental Station
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Biodiversity Conservation

The Strange & Tragic Case of the Soviet Seed Man (Part 2)

This is the second of several posts wherein I explore the fascinating and tragic story of the world’s first seed bank and its heroic creator. My thanks to reader Michel Leblanc for sharing this story with me.

Wheat diversity in Azerbaijan. From a 2012 paper by lead author A. Aliyeva, DOI: 10.5829/idosi.aejaes.2012.12.10.6680.

Theories on Genetic Diversity

In the course of his expeditions, Vavilov developed several important theories. The first he called “The Law of Homologous Series in Variation”. Appearing at the 3rd Russian congress for plant-breeding in Saratov, Vavilov drew on the work of Mendel and Quetelet to propose that closely related species and genera are characterized by similar homologous series in their genetic variability. For example, if a species of wheat is seen to exhibit branching and spikelets in its seed heads, we can reasonably expect the same kinds of traits to appear in related grain species like rye. The paper he published on this subject in 1922 refined this theory into two parts: : (a) similar morphological traits occur in different groups of plants; and (b) the set of traits constitutes a series that is a signature of a particular variety of plant.

This law is still enormously important for selective breeding of both plants and animals. Knowing that similar genetic and morphological traits can be found in related species means breeders can significantly narrow their search for desired characters and variants.

Maize diversity in Vavilov’s office. Photo by Luigi Guarino, licensed under the Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

Centers of Origin of Cultivated Plants

Starting in 1926, Vavilov formalized his observations about plant origins. He proposed that the areas with the most diversity of a plant variety and its wild relatives indicate where humans first cultivated these plants. According to Vavilov, these areas of first cultivation represent the centers of evolutionary origin of some plant varieties. The center of origin of a particular variety of wheat, for example, would be the place where a diversity of genetic relatives–especially undomesticated weedy relatives–of that variety would exist. Unlike previous theories on this subject, Vavilov used traits like the number of chromosomes in the cells of organisms within a species to characterize and categorize genetic diversity within species.

From WAMU 88.5, American University Radio: “A Map Of Where Your Food Originated May Surprise You”.

Initially, Vavilov recognized five centres of origin (southwestern Asia, southeastern Asia, the Mediterranean coast, South America, and Mexico), with several sub-centres. He later modified this to seven primary centres of origin. His theory had little influence until after WWII, which it was translated into English. Since then, it has continued to influence both agricultural scholars and others interested in genetic origins.

One of Vavilov’s most cited works is a posthumous publication, The Origin, Variation, Immunity and Breeding of Cultivated Plants, published in English in 1951. In this work Vavilov argued that diversity of plant varieties was not evenly distributed throughout the world, and that the centers of origin of a species contained the most genetic diversity related to the original variety. This theory is now widely accepted. For example, Bryan Sykes drew heavily on this theory for his bestseller “The Seven Daughters of Eve”, which explores human genetic ancestry.

Downfall

In 1927 Trofim Denisovich Lysenko, a public rival of Vavilov’s, was recognized in the national newspaper for his skills in plant breeding. Vavilov followed Lysenko’s work, but soon realized that Lysenko lacked a formal scientific education and was unaware of modern genetic concepts. Lysenko insisted that if an organism acquired some new trait during its lifetime, this quality could be passed directly to its descendants. While today we have a more nuanced view of epigenetic heritability, Lysenko’s views were not at all nuanced and flew in the face of orthodox Darwinian theory.  He sent billions of “counter-revolutionary” wheat plants to be “re-educated” in Siberia. (Quote from Homo Deus by Yuval Noah Harari, page 433.) Sadly, the wheat plants were resistant to re-education, but not to cold. They mostly died and the Soviet Union was forced to import ever larger quantities of wheat.

Trofim Lysenko, 1938. Wikimedia Commons

(Indeed, a 19th Century German geneticist named August Weismann had definitively proved that acquired traits are not heritable. He cut off the tails of 901 mice and their offspring for five generations. As he predicted, not one of the successive generations of mice was born tailless, or even with shorter tails.)

Despite his scientific hokum, Lysenko’s views found favour at the highest level because they dovetailed so nicely with communist educational principles. A major tenet of Soviet theory was that nurture would always triumph over nature (genetics). Eventually Lysenko used his influence to become the head of Soviet agriculture, at which point he pushed to outlaw genetics research and education in the Soviet Union. He declared that anyone who didn’t renounce the science would be arrested and thrown in jail.

Arrest & Imprisonment

Already under suspicion for his bourgeois background, one day in 1940, while he was collecting seeds in Ukraine, Soviet security agents arrested Vavilov and whisked him off to the Gulag. Not even his wife and children knew exactly where he ended up. The arrest left his colleagues at the Bureau of Applied Botany trembling.

Vavilov’s mugshot. The People’s Commissariat for Internal Affairs (Народный комиссариат внутренних дел), abbreviated NKVD (НКВД) – Central Archive of the Federal Security Service of the Russian Federation (Moscow) (Центральный архив ФСБ РФ (Москва)) Institute of Plant Industry (Всероссийский институт растениеводства имени Н. И. Вавилова) Official photo from the file of the investigation. From Wikipedia.

Gulag interrogators grilled Vavilov mercilessly, often for 12 hours straight. They were determined to make him confess to the “crime” of not conforming his science to their politics. But as one historian commented, “Vavilov, unlike Galileo . . . refused to repudiate his beliefs.”

Infuriated, Gulag administrators tried to starve Vavilov into submission. Day after day, they gave him nothing but mashed cabbage and moldy flour. The man who had sampled wild apples in Kazakhstan, wild barley in Ethiopia, and wild potatoes in Chile was reduced to eating flavorless mush, and very little of it. His muscles wasted, his cheeks collapsed inward, boils erupted on his skin. He had labored for decades to end famine, and finally succumbed to starvation himself in January 1943. He was 55 years old.

The story continues in our next post. Meantime, please find below a list of references for more reading.

References

  1. Nikolai Vavilov
  2. The Tragedy of the World’s First SeedBank
  3. Nikolai Ivanovic Vavilov (1887-1943)
  4. The tragic tale of Nikolai Vavilov
  5. The Seeds of Life — Nikolai Ivanovich Vavilov and the Fight for the Centers of Origins of Plant Diversity and Food Security
  6. Vavilov Institute of Plant Industry
  7. Institute of Plant Industry
  8. Federal Research Center, N. I. Vavilov All-Russian Institute of Plant Genetic Resources (VIR), Ministry of science and higher education
  9. The Development of Botany in the Soviet Union by Slavomil Hejný
  10. Russian famine of 1921–1922
  11. The Law of Homologous Series in Variation by Professor N. I. Vavilov, Director of the Bureau of Applied Botany and Plant Breeding, Petrograd, Russia.
  12. Homologous Series, Law of
  13. Revisiting N.I. Vavilov’s “The Law of Homologous Series in Variation” (1922)
  14. Vavilov : Une banque de semences à Lyon pour préserver la biodiversité
  15. Beyond the Gardens: Millennium Seed Bank Partnership
  16. Impact: science et société, UNESCO Bibliothèque Numérique, pages 141 à 149
  17. Pavlovsk Experimental Station
  18. In Situ: The Priceless Plants of the Pavlovsk Experimental Station
  19. Seed banks: saving for the future
  20. Russia’s Vavilov institute, guardian of world’s lost plants
  21. CRBA L’institut Vavilov
  22. Russie : Campagne pour sauver la station expérimentale de Pavlovsk
  23. Une collection de 5000 variétés de petits fruits menacée de disparition en Russie à l’Institut Vavilov !
  24. Une oasis de la biodiversité menacée par les pelles mécaniques
  25. Russia launches inquiry into Pavlovsk seed bank after Twitter campaign
  26. Les végétaux du futur poussent à Charly
  27. In Situ: The Priceless Plants of the Pavlovsk Experimental Station